« C’est pourquoi l’analyse non créatrice mutile, parce qu’elle réduit une œuvre à des démarches finies, formées ; elle considère l’œuvre comme une somme de forces en équilibre où l’invention est enclose. Elle considère que l’invention appartient à ces forces et ne peut leur échapper ; elle n’admet pas qu’elles puissent être centrifuges ; elle les renvoie à l’intérieur d’une œuvre, à l’intérieur d’une période historique déterminée. » Pierre Boulez, Leçons de musique, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2005,



Avant que vous ne vous y glissiez, j’aimerais apporter quelques éclaircissements concernant l’écriture de ce blog. Ce petit avant-propos, qui se complètera de lui-même jour après jour, me paraît nécessaire. Je m’excuse par avance de la forme incomplète que va prendre cette introduction. Cependant, elle va permettre de définir les raisons et les attentes d’une telle entreprise. Je souhaiterais que ce blog s’inscrive dans le lieu d’où je parle, le lieu où il s’écrit et y retourne pour en devenir une partie essentielle de ce qui s’y trame ― l’atelier. En effet, on retrouve tout entier l’atelier dans le projet, l’écriture « multiple » et l’intention de ce blog. Mais l’atelier, ou « mon » atelier, devrais-je dire, est « centrifuge ». Il est à l’image de la plasticité, parce que c’est elle-même qui est centrifuge : elle est toujours tournée vers l’extérieur… parce qu’elle est généreuse.

D’une part, je souhaite que le fil du texte s’appuie sur mes travaux personnels, que son écriture soit le précipité d’un double mouvement – un va-et-vient – entre le retour réflexif sur mon travail et la projection vers le travail à venir. D’autre part, mais c’est une conséquence logique de ma remarque précédente, c’est aussi la gymnastique plastique qui s’intrigue à l’atelier centrifugé qui doit rendre possible ce blog : il sera le résultat de la plasticité, parce que c’est mon atelier qui en motivera la forme et les liens qu’entretiendront les remarques, les analyses, les fictions… futures.

Mon atelier est à la fois « dedans » et « entre ». Dedans, parce que l’écriture s’y précipite en s’y appuyant, et entre, parce que l’écriture plastique scrute ces formes locales et leurs rapprochements, leurs confrontations, leurs montages… L’atelier dont il sera question dans ce blog est donc le mien, ce lieu mi-fictif mi-réel où se joue l’essentiel de ma « gymnastique » plastique quotidienne, cet espace aux bords flous qui se déplace avec moi, qui est parfois à ciel ouvert, parfois borné, ce lieu sans séjour, pour paraphraser Daniel Charles, qui est aussi un séjour sans lieu. Un absolu chantier d’images, de dessins, de notes, de sons, de plans vidéo, qui se rapprochent, s’éloignent, mais aussi se contaminent, se confrontent et se mêlent. C’est ici que ce blog va, je l’espère, transpirer. Et les œuvres, celles des autres et les miennes, les analyses, les métaphores, les jeux, les liens et les passages entre chacune des pages et des catégories rendront compte de l’atelier singulier qui les a vu naître. Ce blog sera comme le résultat d’une centrifugation.

Alors, dans la forme distanciée, il donnera, je l’espère, une image juste de cette pensée d’atelier qui ne souhaite pas regarder seulement son nombril. Il veut rendre compte de ce bricolage perpétuel, où se côtoient sur les rayons de la bibliothèque les catalogues d’art contemporain, les textes philosophiques, les partitions, mais aussi les bandes dessinées et les livres de cuisine…, qui plus est, lorsque cet humble savoir folié se glisse entre les dessins, l’ordinateur, les instruments de musique et dans la mesure où son but reste, comme priorité, la pratique : retourner à l’atelier dès demain, malgré l’arrêt momentané que va représenter pour moi l’écriture de ces textes.

Vous l’aurez compris il s’agit d'examiner objectivement les phénomènes réels d’élaboration des œuvres au sein de mon atelier et d’en constituer le produit. Ce serait une erreur que de penser que ce blog ne repose sur rien et qu’il ne livre qu’une fiction du travail artistique, qu’une métaphysique. Au contraire, l’atelier centrifuge exige une écriture complexe faite de passages, de rapprochements et de confrontations. Il faut penser ce blog comme un tapis. C’est une pensée sur le chantier qui l’exige : quelques prises de vue fugitives du sol de l’atelier où l’on aurait cherché à rapprocher des fragments de journal intime, des œuvres, des croquis, des sons... et ausculter le sens entre les coutures : les figures de la gymnastique engagée dans l’atelier sont toutes entières prises dans le texte, dans les images et dans leurs liens. Il ne s’agit pas bien sûr de fixer une fois pour toutes une pratique artistique, mais d’épingler des moments jusqu’aux prochaines fouilles entre ses coutures.

N’en doutez pas, il n’y a pas de prétention dans ce travail: ce blog s’écrit au cœur même d’un certain travail artistique, sans pour autant sombrer dans le discours ésotérique et subjectif sur l’intérieur de la création. Car notre atelier centrifuge et centrifugé, conséquence ultime de sa gymnastique étendue à l’écriture, sollicite l’autre. Il se divulgue, et il y a une urgence à le faire, il ouvre une porte : celle d’une conversation entre artistes qui refusent les discours prêt-à-porter sur la création, débarrassés enfin du génie, du talent, de l’inspiration divine et des théories fumeuses psycho-philosophico-esthétisantes. Il s’agit bien de décrire ce moment où l’on retrousse ses manches et où l’on se rend à l’atelier, puis on y travaille, on y cherche et recherche, on y trouve des solutions, on y pose des problèmes et on essuie la sueur de son front. Parce qu’il est essentiel que l’artiste reprenne aujourd’hui sa position de spécialiste à l’intérieur du sensible.